…j’étais comme brisé mais de l’intérieur peut-être un peu malade d’urgence parce que dehors les choses s’étaient arrêtées moi j’étais collée à lui au milieu des prisonniers et de cette odeur d’urine de chicha ou de poncho sous la pluie il y avait beaucoup d’Indiens qui le regardaient comme s’ils ne l’avaient jamais connu aux intempéries l’odeur était aussi celle de la rage et du sang il y avait ensemble hommes et femmes blessés parce que chaque jour on les sort par groupes pour leur donner leur petite ration quotidienne de torture pour qu’ils disent comment ils avaient appris à protester quand qui leur avait appris parce qu’avant c’était différent il y en avait un à l’œil vide c’est-à-dire sans œil avec lequel il me fixait furieusement mais sans se plaindre ils ne parlaient pas et le regardaient avec ressentiment sauf une Indienne qu’on entendait pleurer toute seule l’enterrement d’un fils mort dans les bras et tous serrés parce qu’il en a toujours été ainsi comme un épi de maïs et parce qu’il n’y a qu’une seule cellule dans la prison du village je me suis réjouie comme si j’avais besoin d’une justification pour me blottir[1] contre lui et pourtant je n’avais pas l’impression d’être très près qu’il s’en allait j’avais de la peine pour les Indiens pour lui avoir apporté du pain parce que eux personne ne leur rend visite toute la famille est là on ne leur donne pas à manger toute la vie moi je sais qu’il en sait plus que moi moi j’ai appris à vrai dire juste en l’aimant et en le regardant dans les yeux et je l’aimais quand il était plus homme et me racontait comment serait notre vie comme s’il y avait été et se souvenait mélancoliquement et il me fallait répéter ses mots que j’avais cru mais maintenant il me fallait y croire pour nous deux parce qu’il me semblait qu’il était en train d’oublier que personne pas même les militaires ne pouvaient lui dire c’est ici que s’arrête[2] l’histoire il m’entendait pas vraiment moi mais comme le souvenir d’un écho je ne lui avais jamais vu l’âme si désolée si amaigrie et je lui touchais le visage pour le connaître à nouveau et j’ai senti sous sa main la colère aux molaires j’avais peur de le laisser et je suis restée toute la nuit pour ne rater aucun mot aucune respiration en lui écoutant la poitrine un de ces généraux a dit bordel ils ne sont que des accidents une saloperie de plus sur la route ce qui fait le plus mal c’est de voir qu’il ne vaut pas la peine l’effort que personne n’en vaut la peine on a vécu trompés à parler du peuple comme de la mère comme si en eux il n’y avait jamais eu de tache croyant en lui les mains pleines et on demande combien il ne mange pas à quoi il s’accroche et se décide à lutter même si on meurt afin de ne pas se faire tuer à petit feu et lui si content d’aller au cinéma et au football comme si de rien n’était à faire des blagues au lieu d’agir et se laisser duper par le patron le curé les journaux contents je lui ai demandé en montrant les Indiens qui s’endormaient dans la même position que celle où ils avaient souffert bon a-t-il dit je ne parle pas d’eux je veux dire ceux qui peuvent par exemple où ils sont les camarades les dirigeants prisonniers je lui ai dit non il a dit c’est pas ça beaucoup de congrès beaucoup de voyages beaucoup d’idéologie beaucoup de temps au café beaucoup d’espoir et la révolution ce n’est pas de l’espoir mais de la décision personne ne peut parler ni faire quoi que ce soit maintenant je lui ai dit non il a dit il doit y avoir autre chose d’autres fois en d’autres circonstances on a crié bouche à bouche avec les mitraillettes ils sont où les universitaires les ouvriers les parties où ils sont cachés autant pourquoi ils restent si silencieux je sens que c’est comme si je n’étais pas né ici comme si je n’avais pas de patrie si eux ils ne veulent pas lutter à quel endroit j’appartiens alors il me faisait douter moi aussi je ne sais pas pourquoi il peut me conduire par la main si vite vers l’espoir ou vers la chute mais je lui ai dit ça veut donc dire qu’ils ont gagné que tu peux sortir car tu ne vas rien faire non plus tu vas bien te comporter je ne pouvais presque pas lui voir les yeux non pas parce qu’il faisait sombre mais parce qu’ils étaient tout au fond dans ses cernes si vous aviez vu et si vous aviez vu le tremblement de froid et la sueur comme sous une averse alors moi je pensais que parfois on est injuste parfois on ne peut pas demander de rester debout non pas parce que les genoux fléchissent mais parce qu’on est brisé de l’intérieur je pense que le public aux taureaux hurle approche-toi approche-toi encore jusqu’à l’échec mais ça c’est très difficile quand on aime si bien que je n’étais pas très sincère mais il me faisait de la peine comme s’il était vide ou nu et qu’il fallait le remplir et le couvrir ne serait-ce que de mots car la foi c’est ça rien d’autre que des mots sur ce qui ne s’est pas encore produit moi je lui ai jamais connu que l’amour et la révolution c’est-à-dire identique des quatre côtés et maintenant il me faisait penser à un toréador solitaire dans une place sans public et comme ça on ne peut même pas mourir c’est pour ça que je lui ai dit les camarades sont en train de s’agoniser dans les villes il s’agrandissent propres comme avant aujourd’hui ils sont si purs qu’ils te renaîtraient et le peuple est comme toujours la seule merveille inépuisable il est vrai qu’il a ses petites manies mais on se réconcilie après avec lui comme avec toi il enfonçait la tête baissée comme quand il était jaloux et têtu il disait au fond on lutte par pur pessimisme il y a tant de souffrances terrifiantes dans la vie qu’on se dévoue à changer ce qui n’est pas incurable pour que tout ne soit pas terrifiant mais si les autres aiment leurs liens s’ils se laissent battre sans rien dire comme s’ils s’y habituaient pourquoi est-ce que moi je vais mettre mon nez dans leurs affaires alors je lui ai menti en lui parlant des débrayages grèves manifestations lutte dans les rues écritures aux murs feuilles volantes car il savait qu’il ne s’était rien produit à cause de la surprise à minuit il a changé comme ça et est redevenu le jeune dieu aux mots coups de poing il m’a donné des noms des adresses qu’il me fallait répéter à voix basse jusqu’à les connaître comme si j’y avais vécu il a dit tout suit son cours comme la rivière et le barrage va exploser peu importe combien de temps ça prendra de faire ramper ces ordures les minables les fameux camarades timides les certificats de pardon ceux de bonne conduite c’est pour á que demain on doit très bien se souvenir de ceux qui sont restés des nôtres jusqu’au bout après il a dit c’est que ça prend beaucoup de temps et je suis pressé j’ignore s’il parlait du pays ou de nous parce qu’on allait se marier pendant ces vacances et moi je lui embrassais les yeux même s’il faisait déjà nuit et l’Indienne continuait à ne pas pleurer mais à tenir le petit mort comme s’il était vivant à chanter avec lui et moi je lui prenais le visage parce qu’il n’y avait plus de lumière et je lui disais que ça ne peut plus jamais durer et que je l’attendrai jusqu’à ce qu’il sorte de l’ombre mais ce n’est pas un homme à convaincre que j’ai devant moi mais un tas de haine enveloppé de vêtements moi je sais que lui ne sera pas aboli qu’il est plus fort que l’absurde que chaque jour il continuera à être furieux et malgré tous ses doutes je sais qu’il sortira comme un coup de vent comme la dictature mais ils ont écrasé toute sa tendresse il a dit qu’il ne se reprendra pas ses études qu’il n’a plus de temps que pour tuer que c’est ce qu’il a appris quand depuis ce cachot il entendait les bottes salir les parvis de l’université de leur bruit de garde-à-vous et il s’est souvenu de ce qu’il me disait que j’allais étudier toute l’année avec un enfant dans le tiroir qui mettrait naitrait juste à temps pour les examens parce que les cours prennent exactement le même temps que l’enfant qui se développe maintenant les affaires de l’amour sont plus difficiles je sais qu’il y a des choses plus urgentes mais pas pour moi et comme le policier a été osé avec moi en sortant avec moi je n’ai pas pu me retenir et je l’ai insulté et il ne me laissera plus le voir et il n’aura plus personne pour lui amener de livre de cigarettes de mensonges et si je ne peux pas revenir qui va lui rappeler qui il est qui va prendre soin de lui maintenant qu’il a besoin qu’on lui donne des cuillerées le matin contre le découragement et surtout s’il n’y a personne pour lui inventer des actions de mécontentement qui n’existent pas il va encore tomber il va encore s’effondrer et il veut voir le peuple mais avec le sang son visage est méconnaissable et il veut l’entendre crier mais on lui a fermé la bouche au sparadrap surtout parce que là-bas si vous voyiez comment les Indiens le regardent comme des enfants déçus ils croient que tout ce qu’il faisait pour qu’ils s’organisent et ne se laissent plus traiter comme des ombres d’animaux comme esclaves ç’aurait été tricher ou mentir c’est à ce moment-là que je me réjouis qu’il ait été fait prisonnier avec eux mais lui on ne lui ont pas marqué le dos à coups de fouet on ne lui a pas vidé un œil triste on ne lui a pas brisé les doigts ni enfoncé du fil de fer sous les ongles on n’a tué aucun des siens je ne sais pas si vous comprenez c’est pour lui pour lui-même contre sa solitude que je voudrais qu’on le maltraite mais juste un tout petit peu et quand il sera remis mais c’est pas ça non plus ce que je veux dire le pauvre il était tellement abandonné à moitié sans défense comme s’il était tout petit comme mon enfant ou comme l’enfant bon à rien de l’Indienne et je voudrais qu’il n’ait pas besoin de moi pour ça qu’il ne m’aime pas qu’il ne sente ni amertume ni froid amour désillusion car ça rend plus difficile d’être dur jusqu’à ce que les autres se lassent et qu’elles ne le fassent pas souffrir ces choses-là maintenant qu’il souffre de la faiblesse des autres des libres des
Poème de Jorge Enrique Adoum publié dans Yo me fui con tu nombre por la tierra en 1964 en version clandestine sans dépôt légal
Traduction de Benjamin Aguilar Laguierce, avec l’aimable autorisation de la Fundación Jorgenrique Adoum