Le serpent à sept têtes
Edgar Allan Garcia
Traduction : Benjamin Laguierce
Quand il était allé voir pour la première fois son oncle Romualdo, il s’était senti tout intimidé. Sa maman lui avait dit que son oncle était un homme grand et costaud, et qu’il avait les bras cramés par le soleil tropical. Il portait un chapeau de paille et des bottes en caoutchouc qui montait presque jusqu’aux genoux imprégnés de boue séchée. Il le salua en l’enlaçant jusqu’à l’étouffer et l’espace d’un instant il aurait voulu se diriger vers sa maman pour lui dire qu’il ne voulait plus rester là, et qu’il préférait rentrer à Quito, mais cela aurait été une réaction d’enfant et lui, il avait onze ans maintenant, alors il ne bougea pas d’un pouce et respira profondément. Comme si elle avait vu ce qui se passait dans sa tête, sa maman posa sa main sur son épaule et lui dit : mon fils, voici ton oncle Romualdo dont je t’ai parlé, tu vas voir comme tu vas t’amuser avec mon frère et tes cousins. Il lui sourit, nerveux, et se laissa porter par la main de son oncle.
Sa maman lui fit au revoir de la main et crut voir, l’espace d’un instant, une larme couler le long de sa joue, mais elle n’avait le temps de penser à rien, la main de Romualdo le trainait à travers une rue poussiéreuse, avant de se confondre dans la foule jusqu’à leur arrivée face à un bus « Chiva ». On s’en va en « Chiva » ? demanda-t- il, étonné. « Chiva ? », cela n’est pas un « Chiva », nous on appelle ça une « roulotte ». Pour lui, c’était égal, ce qui le rendait fou de joie était de voyager sur le toit du mastodonte tout au long du chemin, mais son oncle le fit s’asseoir à côté de lui sur un siège en cuir éventré. La traversée fut toute une découverte : des palmiers bizarres, des régimes de bananes pleuvant à droite à gauche, et une immense jungle peuplée d’immenses montagnes vertes comme il n’en avait jamais vu auparavant. Et des odeurs, beaucoup d’odeurs étranges, fortes, agréables.
Il descendirent au beau milieu de rien et empruntèrent un chemin boueux qui expliquait l’état dans lequel se trouvaient les bottes de son oncle Romualdo. Durant leur marche, Romualdo lui posait de temps à autre quelques questions : c’est comment Quito ? Tu t’y sens bien ? Il n’y fait pas trop froid ? auxquelles il répondait du mieux qu’il pouvait que Quito était très grand, sans que son oncle ne semble le comprendre. En son for intérieur, il se moquait de son pauvre oncle. Si seulement il savait ce qu’est une véritable ville, il tomberait dans les pommes, disait-il à voix basse. Après avoir marché durant deux épuisantes heures, ils arrivèrent enfin devant une maison en bois avec des murs en bambou. On est arrivés, s’exclama soudain Romualdo, et immédiatement, sept marmots, turbulents et joyeux, sortirent de la maison pour les accueillir. Il se rendit ainsi compte qu’il n’avait pas deux ou trois cousins, comme l’imaginait, mais toute une ribambelle de cousins et que la femme de Romualdo était une grande et jolie dame de couleur, tout aussi belle ou même plus belle que sa maman.
La nuit même, Romualdo lui raconta une histoire sur un personnage appelé L’Ombre, et les autres écoutaient aussi, comme si c’était la première fois qu’ils l’entendaient. C’est un monstre, expliqua Romualdo en faisant une moue étrange, mais les gens ne savent pas que c’est un monstre, ils ne se l’imaginent même pas parce que si tu la vois, tu vois une ombre comme une autre mais celle-là n’est accompagnée d’aucun corps et elle aime bien marcher dans la jungle doucement, tout doucement. Personne ne la voit venir mais l’Ombre bouge comme s’il y avait vraiment un corps attaché à elle. Et quand tu te rends compte, poursuivit Romualdo, elle est à côté de toi. L’Ombre vient se poser à côté de toi en silence, et si tu te rends compte et tu la vois, tu sens comme du froid à l’intérieur de toi, du froid brûlant, disons comme de la glace sèche. Et là tout de suite tu as envie de vomir et vomir jusqu’à n’en plus pouvoir, de peur.
Ils écoutaient tous, retenant la respiration. Romualdo fit une pause pour boire un peu de son verre d’eau chaude dont dépassait deux trois feuilles de citronnelle, et alluma son narguilé. La fumée du narguilé inonda la pièce. Il y a aussi un type maudit qui s’appelle Le Mareau, continua-t-il en ouvrant les yeux, comme s’il voyait au-delà de la lampe à huile qui brillait au fond de la chambre. C’est un autre homme des bois, dit-il en se raclant la gorge, dont on dirait qu’il marche sur les mares… nous on dit mares au lieu de flaques d’eau, précisa-t-il. On l’entend surtout la nuit, mais quand les gens sortent la tête pour voir qui est là, ils découvrent qu’il n’y a personne. Tu ne perçois que l’air chaud chargé de l’odeur des goyaves mûres, et rien d’autre. Il y en a un autre, qu’on appelle le Moro, parce que les bébés qui ne sont pas encore baptisés sont appelés ainsi. Mais ce Moro est vraiment terrible, il passe son temps à pleurer. La nuit, quand tout le monde dort ou est sur le point de dormir, on entend tout d’un coup les pleurs d’un Moro, en tout point semblable à ceux d’un nouveau-né, mais ce ne sont que des pleurs car lorsque les gens sortent de chez eux pour en trouver le point de départ, ils ne trouvent personne. Et, fatigués de chercher, ils rentrent chez eux mais les pleurs ne cessent pas, ils continuent toute la
nuit jusqu’au lever du soleil. Ce sont des pleurs tellement forts que personne ne peut dormir et même les animaux mugissent ou caquètent à en devenir sourds. Le Moro ne reste que rarement au même endroit plus d’une nuit, parce que s’il restait, je te jure qu’on deviendrait tous fous.
Réunis autour de leur papa, les enfants faisaient des cris d’étonnement ou de frayeur, tandis que leur papa racontait les histoires. Les plus grands allaient jusqu’à dire avoir vu ou entendu eux-mêmes le Mareau ou l’Ombre, ou encore le Moro, mais il restèrent tous en silence quand l’histoire de la Poule d’or commença. Il s’agit d’une poule qui n’est pas poule, disait Romualdo, mais un être d’un autre monde, un être capable de couvrir d’or celui qui découvrira où elle pond ses œufs. Et donc, quand une poule passe devant toi dans la jungle, tu dois prendre garde à sa façon de marcher. Si on dirait une poule, mais qu’elle marche comme un canard, cela peut être la Poule d’or. Mais si sa façon de marcher est vraiment comme un canard, alors ce pourrait être la Gualgura. Il est très dangereux, fit observer Romualdo d’un geste, de confondre la Gualgura avec la Poule d’or. La Gualgura est méchante comme personne, retranchée derrière son air de rien, se cache un monstre. Si tu vois ses pattes, on dirait les pattes d’une poule, mais sous les ongles se cachent des griffes terriblement affûtées. Et le bec courbé grandit quand sa victime est à sa portée, tel un crochet en fer. Et elle a des crocs et des yeux rouges effrayants. Elle est comme un grand, un immense urubu, m’a-t-on dit. Mais à vrai dire, admis Romualdo dans le silence complet, moi je n’ai jamais vu la Gualgura. Et puis, on dit que si tu finis par la voir, c’est la fin. Mais par contre j’ai vu un ami qui, dit-on, s’est fait attaquer par la Gualgura, mais moi je crois que c’était plutôt un Chat-tigre. On ne sait jamais, soupira-t-il. Dans la jungle, on ne sait jamais. À cet instant, Romualdo aspira une nouvelle bouffée du narguilé, laissant s’échapper un nuage de fumée bleutée semblant un fantôme, qui se répandit et se dissout dans l’air.
Au cours des jours suivants chez son oncle Romualdo, celui-ci lui raconta des histoires sur l’oncle Tigre et l’oncle Lapin, des histoires où l’oncle Lapin était toujours plus rapide et plus intelligent que le terrible oncle Tigre, ainsi que l’histoire d’une tête de mort navigant la nuit dans un canoë, ou encore l’histoire d’un être que l’on appelait Tunda, la fille de ce que la jungle a de plus obscur. Elle avait appris à nager et à se lancer depuis un arbre dans les eaux tourbillonnantes de la rivière Chontaduro, à pêcher des crevettes géantes ou des crabes d’eau douce, et à « chasser » la nuit des pyrophores pour les emprisonner dans une bouteille et les transformer en des dizaines de petites lampes clignotantes.
Tout se passait bien, quand, un jour, il se mit à pleuvoir des cordes, comme si le ciel allait s’écraser sur la jungle. La rivière Chontaduro s’accrut rapidement et inonda tout aussi rapidement les plantations de cacao et de banane de Romualdo. Les couleuvres et les fourmis voulaient rentrer partout dans la maison, et, accompagné de ses cousins, il passait son temps à les repousser à coups de bâton et avec des torches enflammées, afin de les mettre dehors. Si sa maman le voyait, elle serait morte de trouille mais lui, il était plus enthousiaste que jamais.
Cette nuit-là, Romualdo leur raconta quelque chose que ni lui ni ses cousins n’avaient jamais entendu auparavant. C’est la faute au serpent à sept têtes, commença-t-il, d’un ton grave. Personne ne dit rien, el suspense s’empara de l’atmosphère. Les yeux semblaient sortir des orbites de tout le monde. Ce maudit serpent mesure pas moins de dix kilomètres de long, garantit Romualdo. Il est vert, revêtu d’une croûte semblable à de la mousse végétale tout au long de son corps. Et vous, vous l’avez vu ? se risqua à demander sa femme, effrayée. Est-ce que vous l’avez vu ? Bien sûr que je l’ai vu, dit Romualdo d’une voix d’outre-tombe. Mon papa me l’a montrée quand j’étais encore enfant. Nous ne nous sommes pas trop approchés mais nous l’avons vu, du haut d’une montagne. Il était semblable à la jungle, mais c’était bien le serpent à sept têtes. Tous les sept ans, il sort de sa grotte du centre de la Terre et commence à régurgiter de l’eau, de l’eau et encore de l’eau. Le niveau de la mer et des rivières monte, et tout est inondé, comme maintenant. Il régurgite également de l’eau en direction des nuages pour les charger et c’est comme ça qu’il pleut, comme maintenant. Tandis qu’il disait cela, la tempête semblait redoubler de violence, comme si le serpent à sept têtes en personne se trouvait tout près de là, à régurgiter de l’eau de bas en haut. De temps à autre, on croirait que la maison serait écrasée par la tempête, ou emportée par le courant, mais les pilotis qui la soutenaient étaient bien cloués au sol et elle ne bougea pas d’un pouce durant l’orage.
Une semaine plus tard, l’eau finit enfin par se retirer et la rivière revint à son niveau normal, laissant derrière elle tout un flot de boue et de moustiques. La visite s’était achevée. Il devait revenir dans les bras de sa maman qui l’attendait à Esmeraldas pour le ramener à Quito. Il prit congé de la femme de son oncle et de ses cousins en donnant une accolade à chacun d’entre eux, et ne put s’empêcher de verser une larme. Malgré leur pauvreté, il les enviait. La jungle était un endroit vraiment dangereux, mais, en même temps, c’était un monde mystérieux rempli de merveilles à découvrir. Ce jour où il marchait à travers les chemins boueux entourés d’une jungle épaisse, la main dans celle de son oncle Romualdo, rien ne pouvait prédire tout ce qu’il allait apprendre, et surtout, combien il allait s’amuser. Il était certain que ces vacances seraient, à jamais, les meilleures vacances de toute sa vie.